mardi 17 mars 2009

Mélion, chevalier-loup (V)

Lycanthrope solitaire



Leu loup
est aussi Mélion – terriblement seul.

A peine son lycanthrope de mari
avait-il disparu dans la futaie,
pour l’amour d’elle à la recherche du grand Cerf,
que la dame avait appelé le jeune écuyer :
« Venez, ne restons pas ici, ramassez les vêtements.
Ne laissez rien
nous partons… »

Non – la dame avait hésité.
Ne pleurait-elle pas d’abord en écoutant la forêt…
Longtemps elle pleura – et comme
à longs traits elle ouït la forêt !
Enfin, elle a appelé le jeune écuyer :
« Venez, ne restons pas ici, ramassez les vêtements.
Ne laissez rien
nous partons… »

Désormais.
Mélion-loup est seul, terriblement
sa femme a disparu
l’écuyer aussi.
Nul palefroi, nul vêtement.

Leu loup hume, incomparable précautionneux, suave effluve,
la fragrance subtile de son épouse humaine…
Puis, tandis que Mélion s’empresse de suivre les traces des chevaux,
leu loup hurle sa douleur.
Flaire & hurle leu loup,
hurle & hume loup Mélion-leu qui cherche et gratte,
et court, éperdu, vers l’odeur de la dame
et de l’écuyer.



Exil du loup-garou


« Loup suis
loup que je suis
tout loup que je suis
de l’homme j’ai
l’esprit
et la mémoire
tout mon esprit
sens et mémoire d’homme
le sens du temps et des choses
la mémoire du chevalier et de l’époux
le sens et la mémoire de ma vie
d’homme
dans ma peau
d’homme mais
toute la mémoire d’homme
dans ma peau de loup
à quoi sert-elle
tous mes esprits
enserrés sous le pelage noir
dans la gueule et sous mes crocs
une langue qui n’articule plus
les mots se pressent
déchirés par mes crocs
les mots hurlent
mon désespoir
hurle les souvenirs
ne se disent plus se hurlent
les mots le désespoir les souvenirs hurlent
des phrases je n’ai que l’idée
tout mon esprit ne peut plus que
hurler
hurler dans la forêt
parce que loup suis
ne peux plus parler
loup suis ne sais plus
parler seulement hurle
loup que je suis. »


Mélion-loup hurle
ne parle plus, en lui les phrases, les souvenirs se heurtent
s’efforcent à s’énoncer, se concatènent…
Avant tout : survivre,
humer mûrement la nuit, hurler aux étoiles,
survivre, hurler tout son saoul hurler, se cacher le jour, hurler la nuit,
survivre, retrouver d’autres loups, devenir leur chef, jour et nuit,
survivre, meute, bande, attaquer moutons, chèvres, vaches,
survivre-crocs, déchirer, chairs tendres, dévorer,
survivre-attaquer, les fermes, les hommes,
survivre, attaquer troupeaux, tuer chiens, égorger
survivre, égorger moutons, chèvres, vaches, égorger
survivre, hurler, se cacher, dévorer
survivre, crocs, œil, sang,
survivre, dévorer, arracher, hurler, à la lune, à la mort
survivre, palpitent crocs, palpitent œil et sang
survivre-sang, œil-crocs, mâchoires,
survivre humer hurler, mûrement mordre arracher,
survivre hurle arrache,
survivrégorge mûrement hurle !

Survivre-sang lui bat au cœur aux crocs lui bat lui bat…





Survivre
pour commencer, par les forêts, les montagnes et les plaines,
trouver des compagnons, devenir leur chef,
dix loups, dévoués, et forts, et affamés,
dix loups devinrent sa bande, sa meute, ses âmes damnées.
Mélion est leur chef, décide de la chasse, dirige la traque,
cerner les sangliers, attaquer tous ensemble,
toujours se nourrit en premier sur les proies…

Une année durant.
Par les forêts, les montagnes et les plaines,
sa bande attaque les troupeaux, égorgea moutons, chèvres et veaux,
attaquait les paysans, tuant les chiens, égorgeant tout ce qui se pouvait
égorger. Et dévorer. Survivre.
Sang lui bat au cœur aux crocs lui bat lui bat
gueule hurle gémit en chœur hurlent les loups gémissent
sang griffes babines se retroussent frémissent grognent
sang poils échine bave
et crocs – puissants !

Loup, Mélion-leu a certes dix compagnons fidèles et dévoués !

Mais l’homme tu en lui seul souffre à part lui souffre
jour après jour, loup et homme sous le pelage fauve et gris,
jour après jour, morceaux de mémoire se heurtent
aux crocs, aux odeurs, au sang
deux petits garçons
onze loups
deux petits garçons rient
.XI. leu, colchié s’i sont, dans ce bois
et courent dans le soleil,
sur les contreforts de Dublin
leur nourrice cueille avec eux des fleurs qu’ils se jettent à la figure,
dorment ensemble les loups et leur chef, grans et corsu
deux fils, beaux et joyeux, habiles,
un paysan découvre le repaire des loups, il prévient le roi
rires, beaucoup de rires, chanter et s’ébattre,
Sire, les onze loups, colchié s’i sont
coquelicots, boutons d’or, en gage,
le roi rassemble ses veneurs et les chiens
disputes, jeux, accolades,
cet homme a vu les onze loups dans la forêt
embrasser son épouse, la serrer dans ses bras, la chérir,
on fait tendre tout autour du bois les rets
un cortège au printemps, les chevaux parés,
les rets qui servent à prendre les sangliers
Gauvain, Lancelot, Arthur,
le bois cerné par une foule armée de haches et de massues
mettre la selle à son cheval, ajuster le harnais sur le poitrail,
sentit qu’il était découvert, vit qu’il était en danger
s’en aller tout droit, à l’amble, vers la forêt, le long de la rivière,
dix loups fuirent vers les rets où les attendaient les chiens et les haches
traverse un pré de fleurs blanches, et vermeilles, et bleues,
tous tués, taillés en pièces, aucun n’en réchappa
vivant.

« Un seul nous a échappé ! »
« Oui… le plus grand », dit la fille du roi…

Mélion-loup, escapé, certes, mais
endêvant, souffre, impuissant –
ses fidèles compagnons tués, massacrés – lui,
réduit au désespoir, s’y abandonnant,
plus seul que jamais.
Hurle & pleure
hurle à la nuit, à la mort.

Survivre-rage lui bat au cœur aux crocs lui bat lui bat…

Endurer, depuis ce jour, seulement survivre
trouver sa subsistance, dans le malheur
tenir bon, douleur noire, lancine, immense,
adoucie, peut-être, dit-on, vers le printemps,
par la rencontre d’une
louve.





Et chaque fois, aux réveils, il savait encore
qu’il avait été chevalier, chevalier d’Arthur,
et époux, et père…

Or, voici qu’Artus en Yrlande venoit
une pais faire i voloit.
Discordes, ires, vengeances, entre deux clans
que le roi d’Irlande ne parvenait pas, seul, à réconcilier,
Arthur venait lui prêter voix forte, espérant ainsi les gagner
tous, en retour, à sa cause : une guerre contre les Romains.
Artus en Yrlande venoit, Artus en Yrlande
Mélion-loup entendit la nouvelle – loup a l’ouïe
si fine, qu’en sa tanière, même, la nouvelle
lui parvint – Artus en Yrlande !

Le roi venait sans apparat, accompagné seulement de vingt chevaliers,
boucliers accrochés à la coque du navire, Mélion les reconnut,
celui de Gauvain, celui d’Yvain, celui du roi Yder, celui d’Arthur !
Un vent contraire empêcha le bateau d’accoster au port,
et le poussa à deux lieues de la cité, au bas d’une falaise
et d’un château en ruine, où Arthur fit porter
cierges, tapis et couvertures pour la nuit.










Retour à l’humaine condition



« Ah, s’ouïr, enfin
s’ouïr dire et prononcer et penser !
M’ouïr vivre et parler !
Ma langue
effleure l’arrière des dents
mes dents d’homme
droites et plates
ma langue
retrouve l’enceinte régulière le palais
tanière humaine des phrases
mon esprit s’ordonne
se fait entendre
parlent mes mots
ne hurlent plus
j’anone
ne hurle plus
mots se libèrent
mots assonent
syllabes s’enchaînent et résonnent
vibrent bruissent
sifflent chuintent
j’entends le son
de mes phrases
j’entends le chant aigu
de ma parole
j’ouïs le cuivre de ma voix
la chanson grave
de ma langue
de mes tristes pensées
à ma joie mêlées
au malheur retenu
colère au bonheur entremêlée
amis rejoints enfin
ma vie renouée, le sort déjoué
ma femme plus jamais
princesse d’Irlande à jamais…
Me viennent
pensers nouveaux
la vie à refaire ! »

.../...

dimanche 15 mars 2009

Mélion, chevalier-loup (IV)

Le combat



Leu loup
Mélion-loup court par la lande
Dame, ma dame, c’est pour vous, pour l’amour de
vous que moi-loup suis tout à vous-dame qui
loup-je suis combattre et battre seigneur Cerf est-il où
gifles d’odeurs pétries fougères bruyères hérissons lièvres biches
sangliers urine baies rouges lie de vin noires racines
excréments embruns aussi terreau truffe
odeurs se multiplient, myriades se frayent
chemin écarte les mots des idées
leu loup suis, Mélion-époux-loup, sang ardeur
odeurs battent au cœur le sang et la fourrure
souffle langue canidés crocs sanglants
senteurs entre les syllabes mâchoires les phrases
Mélion cherche les mots cherchent le grand Cerf
et gueule et truffe et crocs se répètent les parfums terribles
nerfs moteurs puissamment que Mélion suit éperdu, captif
loup ivre furieusement décèle
enfin l’odeur
du grand Cerf…

Il est là, au milieu d’une clairière, immobile il sait
l’odeur du loup la fureur
le combat du loup, proche…
Il est là, force et beauté du monde des forêts – Mélion souffre
loup frémit éructe loup hurle – Mélion souffre
loup hérissé grogne et bave – Mélion ne
le grand Cerf…

Le combat
gueule attaque
grands bois frappent
les hurlement des deux animaux parviennent jusqu’à la dame
et l’écuyer – pourtant déjà si loin –
la forêt tremble
un loup attaque le grand Cerf
la forêt
bientôt chaque combattant est blessé
la clairière saigne
un temps silence
chacun reprend des forces
puis de nouveau menace et grogne
hurle Mélion-loup bondit
d’un coup mord cruellement arrache
un morceau de chair
et s’enfuit…

Le grand Cerf brame
Mélion-loup s’enfuit loin de la clairière à jamais
il court longtemps
il rejoint enfin
la dame, ses vêtements, sa condition, la bague
la dame, ses vêtements, son épouse, le jeune écuyer ?
L’anneau, ses vêtements, sa femme ?
Où sont-ils, où sont-ils ?
Oh l’odeur ténue…


Déploration


« Dame !
Ma Dame, ma femme
chère épouse, mon épouse
ma très chère, où êtes-vous ?
Mon amie, vous cachez-vous ?
Madame, jouez-vous ? Ne jouez
plus, madame, montrez-vous !
Madame, mon aspect
ce pelage, ces crocs, ces griffes
ne craignez rien : poils, dents, bave
pour l’amour de vous !
Madame, mon amie, ma mie
rendez-moi l’anneau
rendez-moi
mon âme
mon corps
mon corps d’homme
d’époux
de chevalier !
De grâce, Madame
êtes-vous
mon amie
mon ennemie ?
Madame
Etes-vous
ma femme ?
Pour l’amour de vous
ci suis mi-homme mais loup !
Pour l’amour de nos fils
mes enfants, vos fils, vos enfants
madame je vous prie vous supplie
rendez leur père
rendez ma voix
rendez intelligible 
ma vive voix !... »



Aucune voix ne s’élève…

La forêt s’était tue –
nul oiseau,
les chevaux aussi ont disparu.

.../...

vendredi 13 mars 2009

Mélion, chevalier-loup (III)

Le grand Cerf




Un matin.

Ce matin-là, Mélion prend son carquois
part chasser avec sa belle épouse qui
ne manque pas de l’accompagner chaque fois
bien que jamais ne mange de gras ou de gros
gibier.
Seul un écuyer les escorte.
Ils aperçoivent
un cerf au loin, une laie et ses marcassins
plus loin ils traversent une lande ;
Mélion s’écarte, pénètre dans les grands fourrés.
Oh surprise, instant rare, dans une clairière
un très grand cerf est dressé, debout, semble l’attendre.
Mélion retourne vers sa femme, lui raconte
là, l’étonnante rencontre, le fabuleux
animal, et lui propose en riant
de la présenter à ce seigneur des forêts !
Elle – a si fort pâli,
si faiblement balbutie : « Ah, Dieu !
Mélion, si je ne mange pas de ce grand Cerf,
de ma vie, je ne mangerai plus, plus jamais. »
Elle se pâme et tombe sans connaissance.
Mélion s’empresse de la relever, de la ranimer
de l’embrasser, de la réconforter – rien n’y fait
elle répète dans un souffle qu’elle mourra de faim
si Mélion ne lui ramène pas un morceau de la chair
du grand Cerf…
« Ma chère épouse, que me demandez-vous là
qu’a-t-elle de si exquis, ma mie, cette chair
si délectable, si inéluctable
qu’elle seule tout soudain fût la condition
de vous sustenter… Mon amie, je vous prie, dites !...
Qu’est-ce pour vous Madame ?
… Jeu, caprice, preuve d’amour ? »
« Il y va de ma vie, Monseigneur, croyez moi. »
Elle pleure
et suffoque encore s’évanouit.
« Ma bien aimée, ma douce
biche ! » Elle pâlit plus encore,
il embrasse ses mains.
« Ma tendre épouse, écoutez-moi, ne pleurez plus
je vais… Le voulez-vous vraiment ?
Combattre le grand Cerf…Je vais…
Le voulez-vous vraiment ? Ramener de sa chair…
Mais… Vous n’ignorez-pas – regardez-moi –
vous ne pouvez ignorer que le grand Cerf
est déjà fort loin, trop tard
pour retourner chercher la meute au château,
quelle chance ai-je de le retrouver ?
Madame ! Regardez-moi : ai-je, chevalier,
sans mon faucon et mes chiens, ai-je
la moindre chance de le flairer,
de le retrouver, de le combattre ?… »
Elle ne répond pas
et sanglote et gémit.
« Mon amie, ma Dame, écoutez-moi,
ne pleurez plus, prenez cette bague – elle vous a maintes fois intriguée !
Vous ne parveniez pas à la retirer de mon doigt,
prenez-la, attendez que je sois déshabillé ;
quand je serai nu, frottez ses pierres sur la peau
de ma poitrine, et derrière mon cou... Vous verrez mon corps
se transformer : je deviendrai loup, un loup
capable, peut-être, de vous ramener un morceau
de chair
du grand Cerf…»


Chant de la Métamorphose

« Devenir loup
pour vous Madame
devenir loup pour vous
ma Dame
loup deviendrai
pour vous ma femme
loup deviendrai
pour vous seule : loup
grand et fort
un fort grand loup
pour l'amour de vous 
deviendrai d'où reviendra
votre goût ancien
pour le grand cerf ?
Pour sa viande ?
Moi, un homme
deviendrai loup
à votre goût
me souvenir loup
chair de cerf, cher morciel
me dévie d'homme
deux corps, une seule âme
corps d'homme au vu de tous
corps de loup au vu de vous
c'est dit : je deviens loup
pour vous seule
lors deviens loup 
grand et corsu
lors deviens leu
grans et corsu
pour vous ! »


Mélion appelle son écuyer
et lui demande de lui retirer ses chausses ;
dans un fourré, il se déshabille entièrement, triste
s’adresse à son épouse :
« Attendez-moi ici, attendez-moi avec la bague
elle seule me permet de redevenir un homme
mon amie, demeurez ici
veillez tendrement sur mes vêtements et l’anneau
– le chevalier, l’époux, ne les oubliez pas
n’oubliez pas : ma vie est entre vos mains. »





Elle fait scrupuleusement comme il a dit,
elle frotte la bague
sur la poitrine et derrière le cou de Mélion.
Le dos du chevalier se courbe, Mélion parle
une dernière fois : « Loup deviens
pour vous ma Dame, loup serai bientôt
grans et corsu loup, et seul – seulement loup. »

Le langage lui faut, la bouche devient gueule,
Mélion se métamorphose, les poils surgissent
drus, touffes denses, la tête s’allonge, museau
dentu, baveux, les crocs, la corne des griffes
la queue longue et basse, l’épouse s’écarte.

Il est devenu un loup grand et fort.
Il tourne un instant la tête, sa gueule, vers la dame
ses yeux ambre, douloureux, brûlants
et bondit dans les fourrés et disparait.
La traque promet d’être longue.

La dame regarde le loup s’éloigner,
Mélion disparaître.
La forêt autour d’elle
bruit, frémit…
L’épouse est d’abord prostrée, tandis qu’autour d’elle,
la forêt bruit, frémit.
Épouse, elle pleure, ou bien elle écoute
la forêt...


.../...

jeudi 12 mars 2009

Mélion, chevalier-loup (II)

Dans la forêt, rencontres…



Un jour,
jour de chasse, Mélion,
la forêt, les chevaux, la meute impatiente,
les veneurs et les écuyers,
aboiements, hennissements, sabots qui piaffent,
quand un grand cerf se fit prendre !
Un très grand cerf, beau et fier,
que Mélion fait relâcher sans hésiter.
Entre le chevalier et l’animal,
certaine chose impalpable et vraie,
un échange de regards, museau qui hume
la main tendue, le gant retiré,
une déférence réciproque, manifeste.
Passée la surprise de ces quelques instants,
le souffle d’une reconnaissance intime
entre deux ennemis qui s’admirent,
l’altier animal bondit hors d’atteinte
et rejoint les profondeurs de la forêt.

Un peu plus loin…
Une clairière, la lumière fume, bruyères,
on fait halte, on évoque encore le grand cerf
qu’un cheval surgit de la forêt turquoise,
et la jeune fille qui le chevauche…
Oh l’apparition nimbée dans la clairière
– qui s’avance sur le beau palefroi ?
Une jeune fille ! Une jeune fille seule ?!
Que fait-elle dans la forêt ? Qui est-elle ?
Elle est richement vêtue, d’hermine et de soie
se dirige, si gracieuse assurance, vers Mélion.
Stupéfaite, la meute tout entière cesse d’aboyer
écuyers, lévriers, chevaux, la forêt
même, retiennent leur respiration…
Mélion avance vers elle, elle est belle, elle sourit
ses yeux sont ceux d’une biche
ses lèvres semblent frottées de miel et de framboise.
« Belle, dit-il, je vous salue,
je suis Mélion, seigneur de ce domaine.
Vous êtes-vous égarée dans la forêt ?
Avez-vous chevauché longtemps ?
Accepterez-vous l’hospitalité
de mon château, la sollicitude
de mes serviteurs, toute l’attention
que j’aimerais tant vous témoigner… »
« Seigneur Mélion, quelle joie, quel bonheur
de vous entendre, de vous saluer,
de vous rencontrer ! »
Sa voix était aussi belle que ses yeux
« Mélion, je viens d’Irlande, je suis venue pour vous ! »





Que dit-elle ?
Entend-il ce qu’elle dit ?
Que dit-elle ? Mélion rêve et ne rêve pas
la belle est belle et là devant lui
l’incarnat de ses joues, la soie de sa parure
le timbre de sa voix, le fruit de ses lèvres
vivent – elle parle, il parvient à l’écouter
elle est venue jusqu’à lui, guidée par son vœu
dont le bruit traversa la mer jusqu’à la cour
d’Irlande, ce vœu qu’elle entend bien
qui lui vaut l’inimitié des autres
toutes les autres femmes qui le battent froid
elle seule l’aime et le comprend
ce vœu, elle l’entend bien, elle le lui dit
elle n’a jamais aimé un homme, ni même
évoqué le nom d’un autre homme que le sien
Mélion, dès qu’elle a ouï parler de son vœu
de sa disgrâce auprès des dames que ce vœu
blesse, mais qu’elle, entend bien
et même rien qu’à l’ouïr s’en réjouit
désormais entend bien l’aimer, tendrement
s’étendre bien jour après jour s’aimer entendre
dire et bien s’entendre sur cette condition
elle n’a jamais aimé homme, jamais aimé
un autre homme que lui, Mélion
ni même évoqué le nom d’un homme !

Tant de bonheurs à l’unisson, Mélion
plus vif que jamais, passionnément ému,
serre la belle dans ses bras, l’enlace et l’embrasse
et l’embrasse et l’enlace et la serre de plus belle,
et elle rit de tant de fougueux empressements,
et son rire cristallin achève de surprendre Mélion
et la meute et les écuyers stupéfaits subjugués !
Dieu que la pucelle est belle et leur seigneur bien
heureux homme !
Le mariage est promptement célébré.
Arthur et sa cour viennent aux noces magnifiques
de chants et danses, branles gais, saveurs joyeuses
giboyeuses, raffinements de bouches, vins sucrés,
épices et joies, festins, hennins aux rubans de soie !
De la jeune épousée, chacun retient la beauté
certaine grâce qu’elle a pour toute chose,
pour discourir et danser, et même manger –
sauf, et chacun a pu le remarquer, quand
elle écarte l’assiette et pâlit quand
on lui présente la viande d’un cerf
ou d’une biche, et même plus généralement
de toutes les bêtes à poils et griffes de la forêt…
Le trait amusa fort
le trait amusa si bien Mélion qu’il proclama
haut et fort qu’il était assuré que jamais
sa bienaimée ne le mangerait !

Mélion, désormais, connait la félicité.



Chant de la félicité

« Terre, rivière, château
cadeaux, cadeaux du roi, cadeaux d’Arthur
forêt autour, tout autour 
Mélion seigneur !
Un jour, un grand cerf
la meute acharnée
grand cerf aux abois
grand cerf relâché
une jeune fille apparaît
jeune fille vêtue de soie 
fille revêtue de soie rouge
ses épaules, sa chevelure, sa bouche
les yeux, vifs, clairs, rieurs
le manteau d'hermine
la soie rouge, finement lacée
princesse d'Irlande qui est-
elle
n'a jamais aimé
jamais aimé homme qui
est-elle
princesse venue d'Irlande
très belle, seule, séduisante
soie rouge finement lacée
sa voix si mélodieuse
chaudement c’est dit
n'a jamais aimé homme
à jamais n'aimera
que lui, que lui seul, charme
sa voix distinctement douce
chaudement c'est dit :
n'a jamais aimé homme
ni même évoqué le nom d’un homme !
Oh voeu enfin accompli
avec célérité mariage célébré
oh félicité, et fils
deux fils, trois années
félicité ! »


Trois années se sont écoulées
trois années de bonheur
complicité partagée, bonheur fécond
deux enfants naissent de ce mariage
deux fils, trois années, félicité !


.../...

mardi 10 mars 2009

Mélion, chevalier-loup (I)

À la cour d’Arthur, un vœu…



Antan, et bien avant,
en ce temps-là temps anciens,
jadis quand et quand à la cour du roi
Arthur,
Arthur et ses chevaliers,
la reine, Guenièvre, dames et jeunes filles,
en ces temps lointains où Arthur régnait,
lui qui fut si généreux envers ses chevaliers,
au plus beau temps de la cour du roi,
la jeunesse qui en exaltait la vie,
fêtes, ardeur, prouesses : Lancelot,
Gauvain, Perceval, Yvain, Sagramor, Mélion –
nobles et beaux !

Un jour
de fête et de liesse, jour de tournoi,
palefrois, jongleurs, hennins aux rubans de soie,
les chevaliers firent l’un après l’autre vœu de toutes sortes,
de biens, de choses, de bien des choses.
Vint le tour de Mélion,
dont le vœu les surprit tous
et toutes !...
Mélion fit vœu publiquement
de n’aimer jamais
jeune fille, si noble et belle fût-elle,
qui aurait aimé un homme avant lui
ou même seulement évoqué le nom
d’un homme…



Le vœu de Mélion

« Aimer ? Aimer…
Un jour, aimer
mais n’aimer que
choisir d’aimer
faire vœu de
n’aimer jamais que
jeune fille
je ne me fie
à – jamais, oh jamais
aimerai-je
j’aimerais
aimer jeune fille
mais jeune fille qui
ne l’aimer que si
belle et si noble fût-elle
je ne me lie
chevalier Mélion
que ne me lie-je
si belle et noble fût-elle
n’aimerai jeune fille que
l’aimer qui
et seulement si
jeune fille qui
et celle-là seule
n’aura jamais aimé
un homme 
avant moi
ni même
prononcé le nom
d’un homme… »



Mais
comment ?
C’était là le vœu de Mélion ?

Oh ce vœu
étrange, présomptueuse
intransigeance, tant d’absolu
que lui sert-il d’exiger cela ?
Arrogance, inconscience ? Comment Mélion peut-il espérer
l’amour d’une, celle-là seule, qui…
Mettre une telle condition à l’amour –
les dames se concertent : elles ne lui adresseront plus la parole ;
les chevaliers le pressent de s’expliquer
de se dédire – les mots n’ont-ils pas outrepassé ses pensées ?
Mélion ne sait que dire, il refuse d’en rabattre
tout vœu ne se pourrait excessif, outrancier ? Et même inatteignable ?
les autres ne l’entendent pas ainsi, on le bat froid…
Courtois n’est point ce vœu.
Autour de lui, un fossé silencieux, on ne lui parle pas,
on cesse de parler quand il paraît ;
depuis ce jour, sa vie à la cour d’Arthur est triste et cruelle :
la plupart des dames, certains chevaliers même, lui opposent un mépris ostensible.
Certes il n’imaginait pas
que ce vœu lui vaudrait tant d’inimitié…
L’eût-il imaginé
l’eût-il imaginé que
peut-être
mais…





Mélion
ne cherche pas à reprendre la parole
prend part de moins en moins aux festins
ne participe plus aux tournois
paraît de loin en loin à la cour
s’enferme dans une solitude blessée
accoutume son âme à la douleur
se joint seulement aux chasses du roi
s’assombrit
se tait
souffre…
L’hostilité des jeunes filles ne faiblit pas,
elles sont cent au service de la reine,
cent qui jurent de ne jamais aimer Mélion.
On décide en chœur d’éviter son regard,
cent jeunes filles ne lui disent plus un mot.

Le roi qui ne cesse pas d’apprécier Mélion, s’émeut de sa tristesse,
le fait venir, et s’entretient avec lui…
« Mélion que se passe-t-il ? Pourquoi fuis-tu la Cour ?
Pourquoi t’enfermes-tu dans le silence ?
Tu connais mon estime pour toi, pour ta bravoure,
Ta peine m’attriste, j’aspire à Mélion fier et allant…
Retire-toi de la cour pendant quelques temps,
rejoins mon château qui est face à la mer d’Irlande,
il est entouré de forêts comme tu les aimes…
Si tu y retrouves la joie de vivre, je te le donne
et viendrai y chasser avec toi.
Je ne doute pas que ta valeur et ton courage
s’y épanouissent bien mieux qu’à ma cour –
crois-moi, c’est une contrée parfaite
pour recouvrer force et sérénité. »

Mélion, touché de tant de sollicitude, hâte son départ ;
maints serviteurs et écuyers l’accompagnent.
Arthur avait dit vrai, la contrée semble
faite pour Mélion : la couleur de la terre,
la profondeur des forêts, l’odeur subtilement
de mer et de fougères, les tendres tapis
de bruyères et de mousses, la faune parfumée
chassée et finement préparée au château
dans les chaudes cuisines du château
bruissantes aussi des flots vivants de la mer,
toute proche Irlande aussi.
Certes le roi s’était montré généreux :
la vie ne manquait pas de saveur par ici !


.../...

Mélion, chevalier-loup (prologue)





Le lai de Mélion un poème
conte la mésaventure d’un chevalier
qui un jour fait vœu
un vœu malvenu
— s’ensuivent
mariage, métamorphose, traîtrise…

D’un trouvère sans nom le poème 
assone le vœu revenu
d’un trouvère la rote & le chant dénoué
— son en l’ancien langage, son-je chevalier Mélion —
le chant du chevalier-loup
chant-songe du chevalier-loup
chant-hurle chevalier-loup
chant renoué de l’homme-loup
chant-hurle Mélion-loup
chant retrouvé de l’homme
Mélion, chevalier mais loup
Mélion mais loup
cœur de Mélion corps de loup
pieds et poings chevaliés loup
seigneur&loup ! seigneur&loup !
Mélion !







Autrefois, il y a bien longtemps,
au temps où
passé – temps anciens, temps jadis –
c’était au temps où – perdu, à jamais –
à la cour du roi,
au plus beau temps de la cour du roi Arthur,
il y a si longtemps,
au temps où, en ce temps là,
à la cour du Roi, jadis…
Il y avait jadis à la cour du Roi bien des chevaliers,
parmi tous ces nobles chevaliers, l’un d’eux, dont le courage et les valeurs morales particulièrement connues et reconnues de tous et du Roi – Arthur
savait apprécier la prouesse des jeunes gens qui l’entouraient,
et connaissait bien Mélion pour toutes ses qualités ;
c’était il y a bien longtemps, quand et quand, quoi qu’on en dise,
quoi qu’on se dise de ce temps-là, qu’en sait-on, qu’en imagine-t-on ?
Comment imaginer la cour du roi Arthur, les jeunes filles, les dames, les nobles chevaliers
écuyers, trouvères, jongleurs
serments, sentiments, amour…
Quelles amours ?
Véritables, ignorées, secrètes, monstrueuses ?
Quel amour ?
Heureux, malheureux ?
Était-il tant
était-ce le bon temps
par ces temps ?



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