Sylvie Nève
Partie I (fin)
Il était une fois mariage, notaire,
simple trousseau – un peu d’habits
et de linge – repas,
puis on se quitte.
La mère : « Aujourd’hui
chère fille – ma plus jeune fille –,
je vous dis adieu,
demain j’ouvrirai ma porte
à la femme, épouse
accomplie, obéissante ! »
Anne : « N’oublie pas :
rappelle-toi la rivière
malgré notre gouvernante
le gué
malgré sœur Saint Jérôme
et notre mère des novices…
Rappelle-toi toujours
les livres…
et la musique. »
Les frères étreignent leur jeune sœur.
On se sépare
on part
un mari
et sa femme.
Partie II
Un mois plus tard.
Par les couloirs de la vaste demeure,
les accords du luth, joie et beauté.
La Barbe bleue écoute
et songe.
La Barbe bleue, assis près d’une cheminée,
tient faisceau dans ses mains
un trousseau de clefs.
Il était une fois cet homme
barbe bleuit dans la lumière du matin
doigts font tinter les clefs
bout des ongles rougissant
yeux qui regardent en arrière.
Il était une fois épouses, musique,
chant, oiseaux en cage,
chat qui guette et bondit
cage renversée, chat qui égorge
et déchire, petites plumes éparses,
triste jonchée, trois oiseaux, becs arrachés,
luisent, plumage rougissant,
sur le sol palpitent
encore.
« Mais comment ?
Un chat peut-il, de la tête d’un oiseau,
n’arracher que le bec ? » s’est demandé tout haut
l’avant-dernière épouse, celle qui jouait
de la flûte.
« Ma belle raisonneuse… »
avait seulement dit le maître de maison
l’aimable Barbe bleue.
Sur les dalles, nul bec, à ce qu’il semble…
Trois rossignols muets, ensanglantés,
dont le petit œil renferme encore
l’instant, le dernier, d’une peur
à jamais
bleue.
Et puis un jour :
« Maintenant, ma mie,
mon ange, mésange, ma toute douce,
le temps est venu pour vous d’imaginer la gamme,
la gamme unique qui va glissando,
furioso, du chant
au cri, six notes, dolor in musica,
que vous allez créer virtuose, fauve,
ma tendre… »
Il était encore une fois…
Aujourd’hui.
« Jeunesse, prends ton luth,
et me donne une chose… »,
bel aujourd’hui, musique du luth,
harmonie ruisselle des cordes pincées,
sans affèteries, doigts tout artistes,
jeunesse, naïve hardiesse,
si doux grain de la peau,
de la voix,
cette voix de la jeunesse qui fait sur lui
tant d’impression, goûtant l’éloquence
dans le ton de la voix,
plutôt qu’en le choix des paroles,
le seul ton de la voix,
timbre et mordant,
syrinx, féminin larynx,
celui-ci, gorge-ci, mi do ré, sol mi ré,
bémols, bémols,
à la clef…
Démange chat dans la gorge,
larynx, syrinx, chant, tranchant,
passacailles, sarabandes,
heurtent bémols à la clef…
Goûte, hésite, écoute, et son-
je, la, écoute encore, se réjouit, coûte que coûte, ouït,
murmure à la cantonade serait j’
hésite, il, la, d’aise, soupirs,
n’hésite, arrache, issue par où
quelque chose dégorge,
l’ouït, outre s’ouït, il se, il la, gésir, jouir,
supplie, murmhurle, implore,
ah surviennent à point larmes dans la voix,
complainte se meurt, fendre rouge-gorge,
couteau, gémir, il était une fois…
.
.
.
La Barbe bleue
traverse les couloirs,
rejoint musique, épouse, parle
de sa voix douce et modérée
mais forte et insinuante :
« Ma chère,
pour m’écouter, laissez-là votre luth,
levez la tête et tournez votre visage,
là, regardez-moi !»
« Monsieur, je lève la tête –
la pose vous convient-elle ?! »
Lance obtempérant la jeune épouse badine.
« Il suffit, regardez-moi, attentive, oui,
et jusqu’au moindre mot – retenez-le bien !
Je dois m’en aller,
je vais m’absenter, plusieurs semaines, une affaire,
une affaire urgente assez loin d’ici,
pendant ce temps : n’oubliez pas,
n’oubliez pas la condition
où vous avez été, et dans le même temps
appréciez ma volonté, qui, de ce triste état
de fille pauvre, quoique noble, cadette,
vous fait jouir de mes biens,
de ma couche, de mes ans,
mes embrassements. »
« Les miens donc, mon époux ! »
se récrie la joueuse…
« Le mariage, ma chère,
le mariage
n’est pas que jouissance,
à de certains devoirs le rang de femme engage
et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,
pour être indisciplinée !
Certes en mon absence, divertissez-vous,
prenez du bon temps avec vos amies,
je vous y invite, mais n’oubliez jamais :
votre sexe n’est là que pour la dépendance,
du côté de ma barbe est la toute puissance. »
« Tout doux, Monsieur, mon sexe…
n’est là que pour…comme vous y allez !
En tendre amusement une femme sait… »
« Non ma mie, seule la musicienne sait
du moment qui s’envole employer les temps. »
« Sans doute, mon ami, sans doute ! »
«Il suffit, à vos devoirs
revenons… »
La rieuse, encore :
« Par la toute puissance de votre barbe,
je vous jure bien qu’elle est bleue
du bon côté ! »
« Taisez-vous Madame,
notre commerce et vos jolis doigts savants
ne sont pas ici le sujet : je pars
assez longtemps, ne demeurez pas seule,
faites venir vos amies, allez à la campagne,
distrayez-vous autant que vous le souhaiterez,
je vous remets les clefs
de la maison, prenez !
Toutes les clefs :
celles des deux grands garde meubles, celles
de la vaisselle d’or et d’argent,
celle de mon secrétaire et celles
de mes coffres forts, mon or, mon argent,
et le passe-partout des appartements –
toutes ces clefs, à votre portée ! Usez-en,
ma talentueuse, sauf
celle-ci, cette petite clef-cy,
du cabinet au bout
tout au bout
de la grande galerie
au bout
de la grande galerie de l’appartement bas…
Ouvrez tout, allez partout,
mais pour ce cabinet, je vous défends
écoutez-moi, n’y entrez pas,
sous aucun prétexte, n’oubliez pas,
je vous défends
d’y entrer
Prenez bien garde –
il n’y a rien
rien que
vous devrez m’attendre
rien que
vous ne deviez attendre
rien que vous ne deviez attendre de
ma colère. »
Elle promit,
il l’embrasse.
Mais…
Curieuse est la jeune épouse
curieuse, oui,
à la barbe
à la barbe du mari...
Or,
c’était jour de barbe,
qu’elle s’amusa de tailler, habile,
puis, sur le champ,
il partit.
(à suivre…)
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