jeudi 26 mai 2011

Le Chevalier aux abats

par Sylvie Nève

 

Argument

 

Quand l’amour courtois s’avère discourtois… 

Un homme, chevalier et galant, aime toutes les femmes du château jusqu’à ce qu’elles découvrent qu’elles ont toutes le même amant – de ce jour, sa vie amoureuse connaît une simplification drastique, jusqu’à ce que sa vie se simplifie cruellement quelques temps plus tard.

Le Lai d’Ignauré, écrit au début du XIIIe siècle par un certain Renaus, met en scène, à travers la mésaventure d’un chevalier de petite noblesse, un chevalier au cœur trop galant, le vacillement de l’idéologie courtoise dans la société féodale, vacillement développé ici dans un mélange de genres littéraires (une satyre) : tout d’abord une sorte de fabliau raconte la découverte et la déconvenue des dames, une deuxième partie très courte évoque la relation d’amour courtois (Lancelot & Guenièvre par excellence), une troisième partie développe la vengeance des maris…

Une nouvelle plus qu’un conte, ce Lai qui, parmi d’autres contes, mais le premier sans doute[1], décline la figure du « cœur mangé », dont on trouve encore une version sous la plume de Boccace à la moitié du XIVe siècle, dans l’une des nouvelles de son Decameron (9ième nouvelle de la 4ième Journée). Les récits de cœur mangé racontent la vengeance d’un mari trompé qui, pour punir l’infidélité de son épouse, lui sert à table le cœur de son amant.

Satyre plutôt que conte, Le Lai d’Ignauré souligne le paradoxe de l’amour (courtois ou pas) : l’amour idéalisé repose sur l’intérêt (bien) matériel du morceau – Chrétien de Troyes dit de Lancelot (quand il rejoint le lit de Guenièvre pour la première fois) qu’il a pour Guenièvre plus de dévotion que pour n’importe quelle relique de saint ! Rappelons-nous ce qu’est la relique de saint : une dent, un morceau de tibia, une touffe de cheveux... Certain(s) morceau(x) de Guenièvre vaut (valent) plus pour Lancelot que n’importe quel morceau de saint ! Fusion du sublime et du bas morceau…

Du morceau de l’autre que l’amoureux, sans le savoir, se met sous la dent ou dans l’œil chaque fois qu’il fait l’amour, aux morceaux terriblement prélevés par les maris, il y avait matière à réécriture libre.

La première partie (qui se rapproche d’un fabliau) se prête à un passage théâtral ; la deuxième partie, l’amour courtois, résumé en une demi-page dans le Lai du XIIIe, se prête à un développement poétique sur l’amour physique ; la dernière partie s’éloigne du conte médiéval tout en en respectant l’acmé – parti est pris une fois encore d’un passage théâtral, puis d’une reprise du mythe d’Actéon ; enfin, la morale de l’histoire, morale d’une histoire immorale.

Le Chevalier aux abats… pas un conte de fées, certes : un morceau mi-théâtral mi-poétique, truculent quoique cruel – féros !

 


[1] Le plus ancien texte français conservé.

S.N.